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  • Le soir déjà...

    Le soir déjà et je me sens si vieux. Dans la rue, les engins des travaux publics charrient sable et goudron. Quelques passants sous leur parapluie marchent comme moi, je suis si mal. A perte de vue s’étendent les enseignes des intérims. Peinture, maçonnerie, soudure, tous les gros et seconds œuvres dansent sur les vitres sales balisant les trottoirs. Je n’en puis plus de cette interminable ronde. Vais-je entrer ici ? Vais-je aller par-là ? Les questions les plus existentielles m’assaillent. La pluie lessive les pavés infects. Je marche à n’en plus finir. Et ces machines sourdes qui délestent votre cerveau de ses derniers neurones ! Presque tout le ciel semble s’écouler en rond dans ce caniveau où se précipitent mégots et bouteilles vides. Je lutte contre le néant. Tout vient dans cette rue à ce moment, parmi ces logements, volets ouverts ou fermés, les nuages de plus en plus noirs et la vie elle-même de plus en plus fugitive. Je lève les yeux pour tenter de trouver un semblant de repos. Des ombres massives font une ronde entre les toits. Le vent siffle sur les façades. Je voudrais pousser un cri. Ma voix se perd. L’écho est déjà loin.

     

    Ce soir est la fin d’un monde. Les lumières des fenêtres vont s’éteindre bientôt. Et moi je suis ivre de silence et d’ennui. Les murs me conduisent. Les machines m’enchaînent. Je suis casqué déjà. J’ai tous les vêtements sur moi. Le goudron me coule dans les veines. La vapeur me tétanise. La pluie me pénètre entièrement, dissout mon chagrin, m’enlève ma révolte. Je ne suis plus cet homme qui marche dans la rue. Le trottoir se vide peu à peu. Muni des outils adéquats je creuse ma propre tombe. Mes croque-morts ont quarante ans et viennent des tropiques. Le corbillard roule au gas-oil sur la voie qui rétrécit. J’ai à peine le temps de me retourner qu’un grand coup m’assomme.

               

    Les deux pinces du bulldozer se referment sur un congélateur en service et, après l’avoir élevé dans le ciel, le font retomber sur un tas encore plus grand. La plage de palmiers s’étend à l’horizon d’un sable blanc autour du lagon. Une femme fait tourner une broche au-dessus d’un feu presque éteint. Déjà apparaissent les premières étoiles et un croissant de lune. Des hommes reviennent de la pêche en traînant leurs pirogues de fortune.

     

    J’étais là parmi les invités. Je ne dis aucun mot de peur de me trahir. La vie est si douce le soir, allongé sur le sable ! Avons-nous besoin d’autre chose que de ces fruits gorgés de soleil ? Rêvons-nous parfois d’autres univers ? Le nôtre est si facile à charrier ses immondices, si adroit à écarter de l’humain l’humanité ! L’homme a fait de lui-même une machine sans rêves. Je donnerais tout pour ne pas retourner de l’autre côté du sommeil.

     

     

    Extrait de "Train de nuit", paru dans les revues Virgule n°4 et Passage d'encres n°28.

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