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Société

  • Un métro plus loin

    Le CAC 40 a dépassé les 4700 points. Que voulez-vous faire d'une information pareille ? Le CAC 40, c'est la dure réalité de la vie. Ca vous troue le cul. On vous en fait bouffer tous les jours à l'heure des repas. On estime à 2,8 milliards le nombre de personnes survivant avec deux euros par jour. Quant à Lakshmi Mittal, sa fortune est évaluée à 28,23 milliards d'euros. C'est bien connu : l'argent ne fait pas le bonheur - mais ça aide.

    Métro Château rouge, je sors de la rame et monte l'escalier vers la surface glaciale. Odeur de marrons chauds. Bruits de voitures. Temps gris. Il doit faire meilleur de l'autre côté de la Terre, sûrement. Mais Paris, c'est tout petit, on peut à chaque instant y rencontrer un ami, un cousin... J. n'habite pas très loin. « Habiter » c'est un grand mot, on devrait plutôt dire qu'elle occupe 15 mètres carrés avec ses parents et qu'il faut pousser les meubles pour avoir l'impression d'y vivre. C'est une impression, parce qu'ici c'est tout petit, on est entre quatre murs, Paris est un mythe, une invention pour faire croire aux enfants qu'il existe autre chose que la grisaille et les ordures. Chez J. dans les toilettes il n'y a pas de chasse d'eau, on utilise une bassine, et il arrive d'y rencontrer un rat. Quand on y monte, on peut croiser le vélo du papa quand il n'est pas au travail. Au premier étage, on a l'impression de pénétrer dans une cellule de prison, ou dans une soute étroite d'un navire. Difficile de croire qu'on est à Paris, une des plus belles villes du monde. Il n'y a qu'une fenêtre, le matelas des parents de J. est contre le mur pendant la journée pour donner la place de mettre la table. La vie chez J. est ponctuée par la télé. La maman de J. prend des cours de Français. Le papa travaille sur les chantiers au noir et assure la subsistance et le loyer. Quant à J., elle est en quatrième et travaille plutôt bien. Le papa est venu du Maroc et travaille à Paris depuis 7 ans. Il y a trois ans, sa fille et son épouse sont venues le rejoindre. J. a dû apprendre le Français et est désormais bilingue. Le tonton de J. lui aussi travaille. La famille doit payer le loyer de cinq cents euros par mois. Une fortune pour une seule pièce et depuis 7 ans ! Quand elle aura l'âge légal, J. pourra poser une demande de titre de séjour de droit (pour la naturalisation, c'est une perspective à très long terme, si elle intervient un jour... !). En attendant, elle tâche de bien apprendre, ce qui décidera de son avenir. Les parents de J. ont souvent un sourire sur les lèvres. Partager le couscous et boire le thé est un moment de convivialité extraordinaire où les regards, les paroles s'échangent. C'est qu'être ici dépasse les horizons des quatre murs. C'est qu'il y a une telle humanité dans ces rapports amicaux qu'on se demande comment il est possible de survivre malgré la peur et l'enfermement. Quand on observe le papa de J., son regard enchanté, la fierté qu'il doit ressentir pour sa fille, on ne peut s'empêcher d'avoir un pincement au cœur et d'admirer cet homme innocent et travailleur. Difficile de demander une régularisation sans risquer d'attirer les foudres d'une dénonciation, sans ouvrir la porte aux assauts de la police. On sait bien que tous les jours, des gens sont arrêtés dans la rue. Que les reconduites à la frontière sont régulières et que les distinctions entre les individus restent arbitraires. Alors, il s'agit de rester discret. Le Réseau Education Sans Frontières compte sur ses membres et bienfaiteurs pour limiter les expulsions et rendre décentes les conditions de vie de ceux qu'il conviendrait de nommer des « réfugiés ». Le danger est permanent et la résistance indispensable. Les quotas grondent. Hortefeux veille à l'ordre ! Sarkozy chapeaute les opérations ! Comment croire que tous ces gens travaillent pour un développement équitable entre les peuples et les civilisations quand on voit le sort réservé à des familles qui ne demandent qu'à vivre en paix de leur propre travail ? Comment croire aux politiques et aux bons sentiments de ceux qui fixent des quotas (25 000 expulsions en 2007) face aux détresses et aux volontés d'intégration qui animent le cœur de ces familles. A des situations particulières se substitue une politique disproportionnée et injuste. Et surtout : comment avoir bonne conscience à effectuer cette besogne immonde ? Il y a un an, nous sommes allés visiter avec J. le tout nouveau musée des « Arts premiers » du quai Branly. Je réalisai toute l'importance symbolique de cette visite dans un lieu qui sanctifie les différences entre les civilisations. Nos frontières ne sont pas faites de murs, nos consciences ne sont pas obstruées par les préjugés, la peur des autres et le rejet. Tout l'objet de la notion de Culture consiste à rassembler les Hommes autour de leurs différences, de leurs particularités sociales ou historiques. Et comment peut-on imaginer qu'un jour les parents de J. puissent être expulsés sans autre forme de procès ? Comment imaginer que sept ans de travail soient anéantis ? J. représente une possibilité d'autres rapports entre les civilisations. J. emmène tous les jours son cartable à l'école pour qu'un  autre monde soit possible. J. n'est encore qu'une adolescente. Elle aime surfer sur Internet avec ses copines et les garçons ne lui sont pas indifférents. Que voudra-t-elle faire plus tard ? Comment imagine-t-elle sa vie dans plusieurs années quand elle aura déjà simplement le droit de rester en France en toute légalité, d'y faire sa vie, avec chaque année le risque d'un non-renouvellement de ce droit à vivre ici ? Comment se souviendra-t-elle de sa vie dans ses 15 mètres carrés ? Que pensera-t-elle de l'accueil qui lui aura été fait à elle ainsi qu'à ses parents ? En attendant J. apprend. J. sait bien où elle est, ce qu'elle a à faire. Quand on ressort de chez J. on a la sensation que le cœur bat plus vite parce que trop longtemps compressé dans la poitrine. On a l'impression de sortir d'un placard à ténèbres. Quand on ressort de chez J. on a l'impression d'avoir fait le tour de la Terre, le tour de l'Histoire, le tour de l'injustice et de la révolte nécessaire. Et on doit se replonger dans le métro. On doit se frayer un passage pour s'engouffrer dans la rame sous les yeux des clochards, allumés comme des braises et qui fulminent contre la connerie des hommes. Château rouge, je reprends le métro pour ailleurs dans les courants d'air et le bruit des essieux.

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  • Croissants chauds

    Il fait un temps de rien. J'ai envie de rien foutre. « - Au boulot ! debout ! Vas participer à la croissance ! » La vache, je suis vachement soucieux de participer à la croissance de mon pays ! Je suis  un gars vachement patriote. J'suis carrément prêt à aller faire la guerre pour la croissance. Tiens, c'est marrant, l'idée s'est subrepticement logée dans mon crâne mou, j'ai dû l'entendre à la télé, j'sais pas. Quelqu'un a dû en douce manipuler mon cerveau. J'ai des idées de pièces rondes et de gros billets pour vacances aux Seychelles. Quentin est le nouveau vainqueur de la Star Academy... j'fais c'que j'peux, j'm'informe ! Je m'tiens au courant de l'actualité dans mon pays. Je suis quand même pas une bête. J'attends le premier disque de l'artiste pour découvrir son univers. Putain, je suis vraiment que dalle. On est que dalle face au vainqueur de la Star Academy. La croissance de la connerie est exponentielle, elle fluctue avec les cordons de la Bourse. « - Debout pour la croissance de ton pays ! » T'as raison, j'suis vraiment un gros fainéant. J'ai de la gélatine à la place du cerveau. Je voudrais bien me payer une grosse Ferrari pour être enfin heureux, pour profiter du bonheur les doigts de pieds en éventail. Me payer toutes ces choses qu'on voit à la télé. M'acheter la belle vie, quoi ! Mais je vis dans le béton et dans la noirceur de la ville. Je suis un rat dans le piège du matérialisme. J'ai attrapé le virus de la consommation. J'ai des idées de routine, de bagnole tous les matins, de pompes à essence. J'ai des horaires creuses gravées dans le ciboulot, de cantine, de poses-restaurant. Faut que j'me paie ma télé, ma console, un nouveau lave-vaisselle, un nouveau portable, un nouveau sac à main, les prochains cadeaux de Noël. Les impôts, les factures. J'ai un plan retraite, des actions chez Bouygues. Je travaille 35 heures par semaine. Pendant les vacances, je vais traîner mon cul sur les serviettes de l'Atlantique avec bungalows sur la plage. Je paie le restaurant, l'hôtel. Dans ma vie, je ne vois jamais le soleil. Je vois les promesses de l'aube sur les affiches quand je suis en retard au boulot. Mais je fais partie du monde. De sa complexité, de sa beauté et de son horreur. Je vous tend la main sur le trottoir. Je vous adresse un regard désolé. « Pour vivre, messieurs. Je ne demande pas l'aumône, j'ai trois enfants. » Dans les jardins de la ville, il y a des marmots qui jouent. Bateaux accrochés à une ficelle. Cerfs-volants. Eternité des spectacles. Aube. Il y a des ruelles sombres. Des avenues. La croissance est en marche. Chacun veut sa part de bonheur, son coin de serviette. C'est pourtant pas compliqué, la vie ! Le cravaté court à la croissance. Le vendeur de marrons aussi. La vendeuse de fringues aussi. Chacun a la conscience de son horizon mental et quotidien. Mais on ne vit pas pour soi. On ne vit pas de soi. Nous sommes dans la continuité de chaque être, nous sommes une partie de l'histoire. Des individus anonymes perdus dans l'immense foule journalière. Mais la nuit, tout s'en va. La nuit, les ombres prennent possession de notre histoire, de nos corps, de nos vies. La nuit, nos certitudes disparaissent. Il n'y a plus qu'une silhouette fuyante. Il n'y a plus qu'une lumière invisible. On a envie de rien foutre. De ne plus jamais se lever. De ne plus jamais entendre parler de la Star Academy, de la croissance et du patriotisme. On peut passer pour un fainéant ou un monstre. On peut aussi s'endormir avec le regard froid fixé sur un bout du néant de l'autre côté de la rue.

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  • Face à l'horreur

    Quand j'étais petit, je n'imaginais pas que le monde était aussi cruel. Parce qu'autour de moi les obus ne tombaient pas, les maisons des voisins ne brûlaient pas. Alors, je ne sais pas trop ce que pensent les enfants au Darfour. Ils doivent penser qu'ils sont tombés en enfer, qu'ils se sont trompés de planète. Aujourd'hui j'écoute les récits des massacres, je regarde les morceaux de corps par terre. Je suis désarmé face à l'horreur sans nom, face aux tortures. Je suppose que c'est ici que s'arrête la littérature, tout comme elle s'est arrêtée à Auschwitz. Je suppose que les mots ne peuvent pas venir pour qualifier une telle ignominie. 2 millions de morts au Soudan depuis 17 ans, plus de 300 000 au Darfour... Mon clavier écrit à l'encre blanche. La révolte se cogne aux murs. Et que dire des dizaines de milliers de civils morts en Irak ? Ca s'arrête quand l'horreur ? Y a-t-il une fin aux atrocités ? Permettez-moi de dire qu'aujourd'hui je n'ai rien écrit, que je n'avais pas les mots qui de toute façon auraient été dérisoires.

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